Le procès du chien, Laetitia Dosch

Le procès du chien, Laetitia Dosch

Laetitia Dosch a 44 ans, elle a suivi une formation de comédienne de théâtre en France puis en Suisse, elle a donc d’abord joué sur les planches dans des pièces de Tchekov, Brecht ou Shakespeare. Son 1er grand rôle au cinéma lui est offert en 2013 par Justine Triet, dans la Bataille de Solférino. Elle tourne ensuite sous la direction de C Corsini, Maiwenn, C Honoré et bien d’autres. On a pu la voir très récemment dans Le roman de Jim, des frères Larrieu, où elle interprète la mère de Jim.

Le procès du chien est le 1er film qu’elle réalise, mais ce n’est pas la 1ère fois qu’elle s’intéresse dans ses spectacles aux êtres non humains : elle avait par exemple partagé la scène avec un cheval en 2020, et elle pense qu’il faut réinventer note rapport aux autres êtres vivants. Ainsi, ce qui l’a interpellée dans le sujet de ce film, c’est que la loi suisse assimile le chien à une chose, si bien que s’il est euthanasié on considère qu’il est détruit et non tué. Le film est d’ailleurs inspiré d’un fait divers réel, dans lequel un maître chien a été accusé pour des morsures portées par son chien, ce qui a enflammé toute une ville. Or selon la réalisatrice, c’est un sujet qui demande au contraire du calme et des discussions apaisées.

On voit aussi que LD s’intéresse particulièrement aux personnages marginaux comme le maître du chien, le petit voisin punk de la l’avocate ou encore Anabela, la femme mordue par le chien et qui décide de garder ses cicatrices, de refuser la norme, incarnant ainsi une forme de féminisme. Mais le film établit aussi un lien étroit entre le chien Cosmos, l’accusé dans le film, et l’avocate des causes perdues, interprétée par la réalisatrice, tous 2 cherchent leur voix et c’est en voulant le sauver qu’elle va trouver la sienne.

Quelques mots sur l’image de ce film. Si vous observez attentivement les couleurs, vous verrez que le tribunal a des couleurs à la fois plus acidulées et plus douces, pour créer une sorte de bulle, d’espace protégé. Le chef opérateur, Alexis Kavyrchine, est le même que pour le film La fille de son père ou pour le film de Klapish, En corps.

Enfin, la réalisatrice a essayé dans cette comédie de faire jouer ensemble différents types de comiques, de la satire caricaturale avec le personnage de l’avocate de la partie civile interprété par Anne Dorval, et qu’elle a imaginé comme une sorte d’Eric Zemmour ou de Donald Trump, à JPascal Zadi qui a un jeu assez neutre alors que François Damiens est davantage dans l’outrance, en passant par le personnage qu’elle interprète et qui n’a pas peur de faire des grimaces.

A noter: le chien qui interprète Cosmos a reçu la Palme Dog à Cannes !

Les Graines du figuier sauvage, de Mohamad Rasoulof

Le réalisateur de ce soir est iranien. Mohammad Rasoulof commence très jeune à écrire et mettre en scène des pièces de théâtre, avant de réaliser des documentaires et des courts-métrages pour le cinéma. En parallèle, il étudie la sociologie. On peut dire que les relations sociales et la façon dont l’individu et la société sont affectés dans un pays totalitaire sont au coeur de son travail.

Après plusieurs courts métrages, il réalise un premier long métrage, Le crépuscule en 2002. La reconnaissance lui vient en 2005 avec La vie sur l’eau, un film sur l’emprise d’une communauté à un chef qui se voit récompensé au festival des films du monde de Montréal.

En décembre 2010, Rasoulof est arrêté avec son compatriote Jafar Panahi, pour avoir co-réaliser Les blanches prairies, film qui raconte les pérégrinations d’un marin qui parcourt les îles du lac salé d’Urmia pour récolter les larmes des insulaires. Il est condamné à un an de prison et Panahi à six ans pour actes et propagande hostiles à la République islamique d’Iran. Cette peine est assortie de vingt ans d’interdiction de filmer.

Les manuscrits ne brûlent pas, en 2013 raconte les meurtres en série des écrivains et journalistes iraniens par le service des informations de la République Islamique d’Iran.

En 2017, Un homme intègre, film sur la corruption, lui vaut à nouveau des ennuis avec les autorités de son pays, qui l’accusent d’activités contre la sécurité nationale et de propagande contre le régime. Son passeport lui est alors confisqué et il est contraint de rester sur le territoire.

En 2019, il est condamné à un an de prison pour propagande contre le régime après le film Le diable n’existe pas, film contre la peine de mort, qui remporte l’Ours d’or de la Berlinale 2020.

En juillet 2022, Mohammad Rasoulof et Mostafa al-Ahmad sont arrêtés après la publication d’une tribune critiquant l’attitude des forces de l’ordre lors d’une manifestation. Jafar Panahi est arrêté à la suite d’une demande d’informations sur ces arrestations, puis il est libéré sous caution en février 2023. Les autorités iraniennes reprochent aussi à Rasoulof un film documentaire sur le poète Baktash Abtin, Intentional crime, où il accuse le régime d’avoir délibérément privé le poète, emprisonné à Téhéran, des soins que son état de santé nécessitait.

Le Festival de Cannes demande la libération immédiate des cinéastes Rasoulof, Aleahmad et Panahi et condamne la vague de répression en cours en Iran contre ces artistes. Il est libéré à titre temporaire pour raisons de santé en janvier 2023. Invité au Festival de Cannes 2023 comme membre d’un jury, mais toujours sous l’interdiction de quitter le territoire, il ne pourra faire le déplacement.

Le 8 mai 2024, Rasoulof est condamné à une peine de huit ans de prison pour collusion contre la sécurité nationale. Le 77e festival de Cannes, qui débute le 14 mai, a sélectionné son film en compétition officielle Les Graines du figuier sauvage. Son avocat, Me Paknia affirme que les autorités ont convoqué des membres de l’équipe du film pour les interroger et qu’ils ont subi des pressions pour retirer le film des compétitions internationales. Le 12 mai 2024, Mohammad Rasoulof quitte secrètement le territoire iranien afin de se rendre en France, à Cannes.

Mohammad Rasoulof explique que l’idée du film Les Graines du figuier sauvage lui est venue alors qu’il était emprisonné et que commençait le mouvement « Femme, Vie, Liberté ». Il avait en tête la réflexion d’un membre du personnel de la prison, qui en pleine répression généralisée du mouvement « Femme, Vie, Liberté », lui avait confié en aparté, qu’il voulait se pendre devant l’entrée de la prison, tant il était plein de remords et ne pouvait se libérer de la haine, qu’il éprouvait pour son travail.

Le film a été tourné en huis clos avec un minimum de comédiens et de matériel dans des conditions de réalisation et de montage inimaginables. Il est tourné en intérieur, dans des propriétés privées, uniquement à la tombée de la nuit ou au lever du jour. Il illustre l’impact du régime totalitaire iranien sur les liens familiaux. Il montre le drame intime vécu par la famille avec en contrechamp les images de la répression ultra-violente du mouvement « femme, vie, liberté » diffusées sur les réseaux sociaux.

Le titre du film est inspiré du cycle de vie du figuier sauvage, le réalisateur raconte que ses graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle.

Doris Orlut

Septembre sans attendre, de Jonas Trueba

 

 

SEPTEMBRE SANS ATTENDRE, de JONAS TRUEBA – 3/10/24-

Présentation de Marion Magnard

Vous avez vu « Le charme discret de la Bourgeoisie » et « Belle de jour » du réalisateur espagnol Luis BUNUEL, « Tout sur ma mère » et « Talons Aiguilles » du réalisateur espagnol Pedro ALMODOVAR, « CRIA CUERVOS » de Carlos SAURA, réalisateur espagnol, et vous allez découvrir ce soir le plus Rohmerien des cinéastes espagnols, Jonas TRUEBA, dans « Septembre sans attendre » son 8ème   film, présenté à Cannes 2024 dans la quinzaine des réalisateurs.

Jonas TRUEBA est né à Madrid en 1981. Comédien puis réalisateur, c’est la 3ème fois qu’il réunit devant sa caméra sa compagne l’actrice Itsano ARANA et l’acteur Vito SANZ.

Il raconte : « Je voulais faire le film avec eux deux formant un couple pour la 3ème fois, après « Eva en août » où ils se rencontraient et « Venez voir » où ils étaient mariés, et utiliser les mêmes acteurs pour faire quelque chose de similaire mais différemment. Et je voulais aussi les associer à l’écriture, j’avais besoin de compagnie pour rire de mes erreurs et de mes angoisses. Et j’ai voulu pour la 1ère fois intégrer dans mon film mon héritage familial, le cinéma classique et une certaine idée de la comédie ».

Pour « l’héritage familial », il a choisi son père, Fernando TRUEBA, lui-même réalisateur et scénariste, pour jouer le père d’Itsano ARANA.

Pour « le cinéma classique », vous n’aurez pas de peine à retrouver les traces aussi bien de George Cukor et Howard Hawks que de Godard et Truffaut. Et Trueba prend plaisir à évoquer, dans les dialogues ou à l’image, les livres et les films qui l’ont marqués.

Quant à la comédie, elle est « douce-amère », car le film est aussi une méditation sur le temps qui passe, sur l’existence qui est soumise à des répétitions, à la reprise, ou non, du chemin à parcourir.

Itsano Arana campe une épouse au charme un peu arrogant, à la Kattarine Heppburn , et la bonhommie de son mari Vito Sanz rappelle un peu James Stewart.

Un spectateur rebuté par l’évocation de « La Répétition » de Kierkegaard (comme Rohmer avait cité Pascal dans ma nuit chez Maud) a déclaré que « c’était un film  pour lecteurs de Télérama », mais d’autres spectateurs et la totalité de la Critique parlent d’un petit bijou d’humour, de délicatesse et d’émotion.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous connaissez

Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine

Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine

Boris Lojkine est philosophe de formation, et pas des moindres puisqu’il a été major de promo à l’ENS en 1988. Il a d’abord été enseignant à l’université d’Aix- Marseille, avant de passer à la réalisation de doc suite à un séjour au Vietnam, puis en République démocratique du Congo.

En 2013, il tourne son 1er film de fiction, Hope, histoire d’amour entre 2 migrants fuyant l’Afrique pour rejoindre l’Europe. En 2019 il réalise Camille, film centré sur la vie de Camille Lepage, une photojournaliste en reportage en Centrafrique au moment de la guerre civile.

L’histoire de Souleymane, vous est présenté ce soir en avant-première, il a été présenté à Cannes où il a reçu le prix du jury de la sélection « Un certain regard » alors que l’acteur principal recevait le prix d’interprétation masculin dans la même section.

Le réalisateur souhaitait depuis longtemps faire un film sur ces livreurs à vélo dont beaucoup sont sans papiers, et qui voient Paris sous un angle totalement différent du nôtre : une ville étrangère, aux habitants hostiles, aux policiers menaçants. Dans ce film, l’autre c’est le parisien pressé, le passant ou le fonctionnaire qui se tient face à Souleymane.

Beaucoup d’éléments du film viennent du documentaire :

  • sa préparation (il a mené de nombreux entretiens avec les livreurs, que guettent 2 menaces principales : le vol de leur vélo/ l’échec de leur entretien de demande d’asile),
  • le choix du chef op.,
  • le choix de décors qui ne nécessitent pas d’éclairages.
  • Le casting sauvage et le choix d’Abou Sangare, qui n’est pas pro, rencontré à Amiens par le biais d’une association
  • L’absence de musique
  • La manière de filmer avec du matériel léger et dans le mouvement de la vie (vélos filmés à vélo)

Mais en même temps, il a tenu à mettre en place une dramaturgie plus proche du thriller que de la chronique sociale, notamment grâce à une temporalité resserrée : le film se déroule sur 2 jours, pendant les quels Souleymane n’a pas une minute de répit.

Danièle Mauffrey

La prisonnière de Bordeaux, Patricia Mazuy

Patricia Mazuy est fan de polars et de westerns. Après un court passage en école de commerce, elle fait ses débuts au cinéma auprès d’Agnès Varda et de Sabine Mamou sa monteuse, qui la prend d’abord comme stagiaire, puis comme assistante monteuse.

Elle se tourne ensuite vers la réalisation mais le cinéma d’auteur n’étant pas un long fleuve tranquille surtout en matière de recherche de financement, elle s’essaie aux séries télé comme Tous les Garçons et les filles de leur âge et aux documentaires avec par exemple Des taureaux et des vaches.

En trente cinq ans de carrière, la prisonnière de Bordeaux est son septième film. Pour autant, Patricia Mazuy apparaît pour beaucoup de cinéphiles avertis, comme une précurseuse dans le cinéma féminin français.

Si son dernier film Bowling Saturne abordait la masculinité toxique, la prisonnière de Bordeaux la montre en creux en racontant l’histoire d’une amitié féminine forte entre deux femmes dont les maris sont en prison ; amitié, qui s’inscrit bien au delà des différences d’âge et de classe sociale.

A l’origine, il s’agissait d’un projet du cinéaste Pierre Courrèges, qui voulait faire un film social sur les femmes – les sœurs, mères ou filles de détenus. Il avait écrit plusieurs versions avec François Bégaudeau et cherché pendant plusieurs années à monter le film sans y parvenir. Ils étaient sur le point de renoncer quand le producteur Ivan Taieb a proposé à Patricia Mazuy de reprendre le projet. Après s’être assurée que Pierre Courrèges était prêt à passer la main pour que ce film se concrétise, elle en a repris l’écriture avec François Bégaudeau. Elle a longuement travaillé pour apporter de la nuance, de la complexité et de l’épaisseur à ses 2 héroïnes au delà du simple travail des dialogues.

Elle a choisi Isabelle Huppert et Hafsia Herzi pour incarner les héroïnes, l’une pour exprimer le côté burlesque et l’autre la fantaisie et l’auto-dérision. Elle a ensuite finalisé l’écriture avec Emilie Deleuze.

Le tournage s’est déroulé autour de deux lieux principaux : la prison et la maison d’Alma qui sont des lieux fermés. C’est dans le quartier résidentiel de Caudéran à Bordeaux que l’opulente demeure bourgeoise remplie de tableaux a pu être trouvée. Le centre pénitentiaire est celui de Mont de Marsan car en opposition à la maison, il est moderne, excentré de la ville. De cette prison, on ne voit que le parking et le couloir. Le reste, pour des raisons pratiques de logistique et de disponibilité, a été tourné en studio. La maison d’accueil a notamment été recréée, mais les personnes qu’on y voit sont de vraies femmes de détenus, de vrais bénévoles, qui, chargées de leurs vécus, donnent à ce lieu toute sa consistance.

Bien que les maris des 2 héroïnes soient les détenus, Patricia Mazuy a intitulé son film La Prisonnière de Bordeaux au singulier ce qui donne une tournure plus romanesque à l’intrigue.

Vous allez pouvoir observer un travail important sur la couleur. Le décor est traité je cite comme s’il s’agissait d’un tombeau de pharaons avec presque rien d’abord puis un son qui progressivement devient une musique.

Doris Orlut

Emilia Perez, de Jacques Audiard

Emilia Perez, Jacques Audiard

On ne présente plus Jacques Audiard, aujourd’hui âgé de 72 ans et qui est parvenu, depuis qu’il a commencé sa carrière en 1994 avec Regarde les hommes tomber, à se faire un prénom dans le monde du cinéma. On ne le présente plus, et en même temps il n’en finit pas de nous surprendre, tant ses films sont différents les uns des autres à bien des égards. Il ne cesse en effet de revisiter les genres cinématographiques, c’était le cas par exemple avec Les frères Sisters, dans lequel il s’était emparé du western ; avec Emilia Perez, il ne recule devant rien puisqu’il il se lance dans un mélange entre film de narcos, film queer et comédie ou plutôt drame musical.

Le projet remonte à 2019, Audiard avait alors en tête le projet d’une comédie musicale qui se déroulerait dans le milieu des trafiquants de drogue et des go fast. C’est ensuite la lecture d’un roman qui lui donne l’idée du personnage principal : un narcotrafiquant massif et cruel qui se demande « si l’on peut vraiment être un autre ». La 1ère version d’Emilia Perez est non pas un scénario, mais un livret d’opéra, en 5 actes. Il faut maintenant trouver un musicien qui écrira la musique et les paroles des chansons et il en contacte plusieurs :

  • Tom Waits décline par peur de la masse de travail que représente le projet
  • Nick Cave fait de même car son agenda est surchargé
  • Chilly Gonzales , très enthousiasmé, compose aussitôt quelques chansons en anglais mais donne une condition : il refuse de retoucher ses propositions (ce qui ne convient pas à Audiard)

Il retravaille ensuite le livret avec son compagnon de route, Thomas Bidegain, et tous 2 se demandent peu à peu s’il s’agit d’un opéra ou d’un film. Un de ses amis producteurs lui donne le nom du musicien qui a réalisé les arrangements d’Annette, de Leos Carax. Il s’appelle Clément Ducol et Audiard est tout de suite séduit par la culture et le talent du jeune homme. Il ne reste plus qu’à trouver quelqu’un qui écrive les paroles des chansons, Clément Ducol propose sa compagne, elle s’appelle Camille ! A partir de là, le projet de film est sur les rails. Les 4 compères, accompagnés d’une répétitrice mexicaine travaillent, écrivent, font des maquettes dans lesquelles Camille fait toutes les voix et devient hantée par le personnage d’Emilia Perez.

L’épreuve de vérité a lieu quelques mois plus tard, à Mexico, où ont lieu les repérages. Un lieu qui enchante le réalisateur mais qui soulève de nombreuses interrogations : questions pratiques : Peut-on faire chanter des comédiens en direct au milieu d’un tel chaos ? questions éthiques : un Français peut-il tourner sur les terres des narcotrafiquants et s’emparer d’un sujet qui traumatise la société mexicaine , dans un pays où les violences faites aux femmes sont innombrables. Audiard envoie au Mexique une sorte de podcast : une version sonore du scénario avec dialogues, musiques et chansons. Finalement le projet est validé par l’équipe mexicaine, plus gênée par des séries comme Narcos, qui rendent les narco-trafiquants glamour, que par cette approche. La bande-son est retravaillée là-bas pour mieux coller à la culture mexicaine, mais désormais se pose la question du choix des acteurs : chanteurs ? danseurs ? transgenre ? Audiard rencontre plusieurs actrices transgenre à Mexico, et finit par tomber sur Karla Sofia Gascon, qui était déjà acteur avant d’être actrice, et pour qui la question de la transidentité était secondaire par rapport à son métier.

Finalement le tournage ne se fera pas au Mexique: tout est tourné en studio à Paris, ce qui est une façon de revenir au genre de l’opéra, avec la nécessité, contrairement aux habitudes d’Audiard, de faire beaucoup de répétitions pour caler la danse, la musique et le jeu. Après tant d’années à regarder les hommes tomber, Audiard détourne donc son regard et regarde les femmes lutter, sans doute une réussite sur ce point puisque ses 4 actrices principales ont reçu un prix d’interprétation collectif. Un film qui ne manque pas d’audace, n’a pas peur de l’outrance, du baroque – flamboyant comme son affiche, et qui peut emporter ou agacer, à vous de voir ce que vous en pensez !

Les fantômes , de Jonathan Millet

 

Pour préparer la présentation de ce film, j’ai écouté plusieurs interviews de son réalisateur, Jonathan Millet, que je ne connaissais pas, et j’ai découvert un réalisateur atypique, ouvert sur le monde et dont les propos sont passionnants.

Il est originaire de Chamonix et a fait des études de philosophie puis, pour assouvir sa passion des images, au lieu de faire une école de cinéma, il s’est livré à son autre passion : celle des voyages et de l’inconnu. Il a ainsi visité une 50aine de pays dans la liste des moins visités par les touristes et a réalisé sur place des reportages pour des ONG, c’est ainsi qu’il a appris à filmer des visages, des corps, inscrits dans des espaces particuliers, et à retranscrire des atmosphères par l’image et le son. Il a ensuite été embauché par des banques d’images qui lui ont acheté ses photos rares pour illustrer des articles ou des reportages.

Par la suite il est passé au documentaire, son 1er long métrage documentaire intitulé Ceuta, douce prison, est sorti en 2012 (il avait 27 ans) et a été sélectionné dans une 60aine de festivals, le suivant portait sur des scientifiques en Antarctique. Il passe ensuite au court-métrage de fiction et Les Fantômes est son 1er long métrage de fiction.

Au cours de ses voyages, il a vécu en Syrie, à Alep, en 2005, donc bien avant la guerre, à une époque où le régime de Bachar el Hassad est déjà en place mais où le pays semble encore ouvert, où les touristes sont encore les bienvenus. A cette époque il s’est donc fait des amis sur place, qui avaient une 20aine d’années comme lui, et lorsqu’en 2011, Bachar commence à réprimer son peuple, il vit cela par procuration, à travers les images que ses amis lui envoient avant, pour beaucoup, de s’exiler en Europe, non pas par désir d’Europe, mais pour échapper à un destin tragique.

Le projet des Fantômes était à l’origine un projet documentaire : il avait filmé dans Ceuta un itinéraire de migration, il souhaitait ensuite filmer l’arrivée sur le lieu d’exil, la façon dont se manifeste le trauma enfoui dans le corps de ces exilés, dont il peut être vécu comme un deuil. Or au cours de son travail de documentation sur ce sujet, il a rencontré beaucoup de réfugiés de guerre syriens qui lui ont raconté cette histoire incroyable de cellules secrètes composées de citoyens syriens ordinaires quittant leur pays pour aller traquer en Europe les criminels de guerre exilés. Il est ainsi passé à la fiction mais en s’appuyant sur des témoignages et des faits authentiques.

Vous avez donc compris que le sujet du film est la traque par un réfugié syrien de son ex-bourreau, et je n’ai pas envie de vous en dire beaucoup plus sur le sujet du film – le réalisateur lui-même fait confiance à l’intelligence du spectateur pour qu’il comprenne des éléments sans dialogues – Mais j’aimerais attirer votre attention sur l’importance accordée au son. En effet, si le réalisateur revendique une filiation avec des films comme Conversation secrète de Coppola, ou La vie des autres, de Donnersmarck. Il m’a surtout fait penser à La jeune fille et la mort de Polanski. Autant de films dans lesquels le trauma et la traque passent par l’écoute, mais aussi par l’ensemble des sens, notamment l’odorat, puisque le personnage principal n’a jamais vu son bourreau (et réciproquement) car les prisonniers portaient toujours un sac sur la tête lors des séances de tortures dans les geôles syriennes.

Vous serez sans doute sensibles également à l’intensité des acteurs. Millet n’a pas pu engager des acteurs syriens car le fait de tourner dans ce film aurait mis en danger leurs familles restées en Syrie, ce qui montre à quel point cette guerre est encore d’actualité, et se poursuit y compris sur notre territoire. L’acteur principal, Adam Bessa, qui est franco-tunisien, a donc appris la langue syrienne et l’accent, dans un rôle où il parle peu, car même en Europe, les Syriens réfugiés continuent à se cacher, ne sachant pas si les autres Syriens qu’ils rencontrent sont des alliés ou des ennemis du régime de Bachar. Quant à l’autre acteur principal, Tawfeek Barhom (La conspiration du Caire), qui joue le présumé bourreau, il incarne de façon troublante un personnage calme, discret et poli loin de l’image du tortionnaire qu’il est peut-être, ce qui amène également à s’interroger sur la banalité du mal.

Je vous laisse donc maintenant partager l’enquête et les doutes d’un personnage qui, comme les espions, est condamné à la solitude dans un film âpre et dur mais qui laisse la violence hors champ.

Danièle Mauffrey

Only the river flows, de SHUJUN WEI

ONLY THE RIVER FLOWS, de SHUJUN WEI – 19 août 2024

                                      Présentation de Marion Magnard

 

SHUJUN Wei né à Pékin en 1991. Lycéen, il commence à 14 ans une carrière au cinéma en tant qu’acteur et obtient ensuite un master à l’Université de la Communication à Pékin.

En 2018, le Festival de Cannes, toujours à la recherche de nouveaux talents partout dans le monde, et surtout chez les jeunes cinéastes surnommés « la classe biberon », repère un court métrage de notre SHUJUN, « On the Border » (sur la frontière), qui obtiendra au Festival une « mention spéciale ».

En 2020, son long métrage « Courir au gré du vent » est retenu dans la Sélection officielle mais le Festival n’aura pas lieu pour cause de Pandémie…

En 2021 son film « Ripples of life » que l’on peut traduire par « Les ondulations de la vie » est présenté à la quinzaine des Réalisateurs, et « Only the river flows » » ( seule la rivière coule) au Festival 2023 dans la sélection « Un certain Regard ».

Quatre nominations à Cannes, alors qu’il n’a que 33 ans, ont fait dire que SHUJUN était un peu le « chouchou » de Cannes. Chouchou ou pas, le réalisateur sait ce qu’il doit au Festival et nous raconte : « Pour moi, Cannes a été une immense cinémathèque, qui m’a façonné. Le premier film que j’ai vu à Cannes, c’était Rosetta, des frères Dardenne. Après Rosetta, que je n’ai jamais oubliée, j’ai vu tous les films, je n’ai pas tout aimé, mais ils m’ont tout appris ».

C’est son producteur qui lui a envoyé la nouvelle de l’écrivain chinois YU HUA qui a inspiré son film « Only the river flows », texte qui correspondait à son désir de brouiller la frontière entre réalité et rêve, et le lien entre le mal et la folie.

Le film est un thriller, mais parallèlement à l’enquête policière, le réalisateur poursuit une démarche quasi-existentielle sur le policier chargé de l’enquête, ravagé par sa vie personnelle. Et il a placé l’intrigue dans la Chine des années 90 alors en pleine transition, ce qui lui permet puisqu’il s’agit du passé d’exprimer certaines critiques politiques. Et l’utilisation de la pellicule 16 mm gros grain lui a permis de mieux restituer la texture du cinéma de l’époque.

La musique du film est « Clair de Lune » de Ludwig von Beethoven, mais aussi une composition et interprétation de Howard Shore (à ne pas confondre avec la création du sud coréen Yiruma «River flows in you » de la saga Twilight, inspirée de la composition du français Samuel Vallée « une rivière coule en toi » en 1999), qui porte presque le même nom que le film, mais n’a rien à voir avec lui.

Le rôle principal est tenu par ZHU YILONG, acteur célèbre en Chine. Le réalisateur sourit en avouant qu’il l’a choisi d’abord parce qu’il était « bankable » et que sa présence a bien facilité le financement de son film. ZHU YILONG nous dit qu’il avait l’habitude de cinéastes qui donnaient beaucoup de recommandations sur son jeu alors que SHUJUN lui ne se souciait que de sa bonne intégration au personnage, (spécialement dans la scène avec les oies).

Vous allez voir un film qui n’est pas d’accès facile, un peu comme ceux de David Lynch . Tous deux ne respectent pas les règles du jeu, s’amusant malicieusement à des coupures dérangeantes et laissant beaucoup de liberté d’interprétations au spectateur. Et je me permets de vous donner un conseil : Faites très attention à la scène d’introduction, importante pour expliciter le propos du film et ensuite laissez-vous emporter par les très belles images de la « Rivière qui coule en vous » …