Emilia Perez, de Jacques Audiard

Emilia Perez, Jacques Audiard

On ne présente plus Jacques Audiard, aujourd’hui âgé de 72 ans et qui est parvenu, depuis qu’il a commencé sa carrière en 1994 avec Regarde les hommes tomber, à se faire un prénom dans le monde du cinéma. On ne le présente plus, et en même temps il n’en finit pas de nous surprendre, tant ses films sont différents les uns des autres à bien des égards. Il ne cesse en effet de revisiter les genres cinématographiques, c’était le cas par exemple avec Les frères Sisters, dans lequel il s’était emparé du western ; avec Emilia Perez, il ne recule devant rien puisqu’il il se lance dans un mélange entre film de narcos, film queer et comédie ou plutôt drame musical.

Le projet remonte à 2019, Audiard avait alors en tête le projet d’une comédie musicale qui se déroulerait dans le milieu des trafiquants de drogue et des go fast. C’est ensuite la lecture d’un roman qui lui donne l’idée du personnage principal : un narcotrafiquant massif et cruel qui se demande « si l’on peut vraiment être un autre ». La 1ère version d’Emilia Perez est non pas un scénario, mais un livret d’opéra, en 5 actes. Il faut maintenant trouver un musicien qui écrira la musique et les paroles des chansons et il en contacte plusieurs :

  • Tom Waits décline par peur de la masse de travail que représente le projet
  • Nick Cave fait de même car son agenda est surchargé
  • Chilly Gonzales , très enthousiasmé, compose aussitôt quelques chansons en anglais mais donne une condition : il refuse de retoucher ses propositions (ce qui ne convient pas à Audiard)

Il retravaille ensuite le livret avec son compagnon de route, Thomas Bidegain, et tous 2 se demandent peu à peu s’il s’agit d’un opéra ou d’un film. Un de ses amis producteurs lui donne le nom du musicien qui a réalisé les arrangements d’Annette, de Leos Carax. Il s’appelle Clément Ducol et Audiard est tout de suite séduit par la culture et le talent du jeune homme. Il ne reste plus qu’à trouver quelqu’un qui écrive les paroles des chansons, Clément Ducol propose sa compagne, elle s’appelle Camille ! A partir de là, le projet de film est sur les rails. Les 4 compères, accompagnés d’une répétitrice mexicaine travaillent, écrivent, font des maquettes dans lesquelles Camille fait toutes les voix et devient hantée par le personnage d’Emilia Perez.

L’épreuve de vérité a lieu quelques mois plus tard, à Mexico, où ont lieu les repérages. Un lieu qui enchante le réalisateur mais qui soulève de nombreuses interrogations : questions pratiques : Peut-on faire chanter des comédiens en direct au milieu d’un tel chaos ? questions éthiques : un Français peut-il tourner sur les terres des narcotrafiquants et s’emparer d’un sujet qui traumatise la société mexicaine , dans un pays où les violences faites aux femmes sont innombrables. Audiard envoie au Mexique une sorte de podcast : une version sonore du scénario avec dialogues, musiques et chansons. Finalement le projet est validé par l’équipe mexicaine, plus gênée par des séries comme Narcos, qui rendent les narco-trafiquants glamour, que par cette approche. La bande-son est retravaillée là-bas pour mieux coller à la culture mexicaine, mais désormais se pose la question du choix des acteurs : chanteurs ? danseurs ? transgenre ? Audiard rencontre plusieurs actrices transgenre à Mexico, et finit par tomber sur Karla Sofia Gascon, qui était déjà acteur avant d’être actrice, et pour qui la question de la transidentité était secondaire par rapport à son métier.

Finalement le tournage ne se fera pas au Mexique: tout est tourné en studio à Paris, ce qui est une façon de revenir au genre de l’opéra, avec la nécessité, contrairement aux habitudes d’Audiard, de faire beaucoup de répétitions pour caler la danse, la musique et le jeu. Après tant d’années à regarder les hommes tomber, Audiard détourne donc son regard et regarde les femmes lutter, sans doute une réussite sur ce point puisque ses 4 actrices principales ont reçu un prix d’interprétation collectif. Un film qui ne manque pas d’audace, n’a pas peur de l’outrance, du baroque – flamboyant comme son affiche, et qui peut emporter ou agacer, à vous de voir ce que vous en pensez !